Philippe Jehiel* et Matthew Leduc*
Cet article a été initialement publié dans l’édition de janvier 2022 des 5 articles…en 5 minutes.
“Nul n’espère plus ardemment que moi voir poindre le jour où les mesures de discrimination positive seront devenues caduques, simples vestiges d’une ère révolue. […] dans 10 ans, tout au plus, la société américaine doit atteindre et atteindra une maturité qui ôtera tout motif à ce mode d’action.”
Harry Blackmun, Juge à la Cour Suprême, 1978
“La Cour pense que d’ici à 25 ans, les préférences en matière de couleurs de peau ne sauraient être utiles à l’égard des causes défendues aujourd’hui.”
Sandra Day O’Connor, Juge à la Cour Suprême, 2003
À l’origine, les mesures de discrimination positive, voulues temporaires, avaient pour objectif de permettre aux groupes de personnes marginalisées de rattraper leur retard socio-économique. Des décennies ont passé et pourtant ces politiques demeurent. Dans cet article, Philippe Jehiel et Matthew Leduc tentent d’expliquer la permanence apparente des mesures de discrimination positive en étudiant les mécanismes incitatifs qui poussent les gouvernements successifs à les appliquer.
Ils analysent un contexte dans lequel les gouvernements estiment qu’une action de discrimination positive permet d’améliorer la distribution des talents du groupe cible pour les périodes futures. En l’espèce, les gouvernements souscrivent par définition aux théories dites des « rôle modèles ». Les auteurs font ici abstraction d’effets négatifs plus directs de la discrimination positive, comme le fait remarquer Sowell (2005) (1), qui se manifestent notamment par des inadéquations entres les offres d’emploi et la main-d’œuvre. Pour mettre en lumière une autre forme d’inefficacité, les auteurs emploient le cadre d’un jeu itératif, dans lequel les autorités publiques cherchent à maximiser une mesure du bien-être global en choisissant d’appliquer ou non des mesures de discrimination positive.
Conformément à de nombreuses mesures de lutte contre les discriminations, les employeurs n’ont pas la possibilité d’assujettir les conditions de rémunération du travail à une identité de groupe. En outre, les employeurs ignorent si un employé a profité de mesures de discrimination positive et ne peuvent juger de ses compétences que sur la foi de son curriculum vitae, potentiellement gonflé par une action de politique publique. Ainsi, si les salariés sont rémunérés à la hauteur de leur productivité escomptée, le travail des salariés n’ayant pas joui de mesure de discrimination positive ne sera pas payé à sa juste valeur. Jehiel et Leduc estiment que cette situation alimente un sentiment d’injustice chez les personnes exclues des mesures de discrimination positive, ensemble constitué de la population générale et des membres du groupe ciblé n’ayant pas reçu de soutien public. Notons que ces salaires réduits peuvent être interprétés plus largement comme étant liés à la dévaluation des diplômes ou des avancements professionnels des salariés, du fait de la suspicion de favoritisme pesant sur ces salariés.
La réduction de salaire des non-bénéficiaires (et le sentiment d’injustice qui l’accompagne) provoquée par les mesures de discrimination positive justifie le caractère temporaire de ces mesures. Pourtant, les auteurs montrent qu’à l’équilibre, la stratégie des gouvernements successifs est toujours de mettre en œuvre des mesures de discrimination positive. Cette situation a pour cause le fait que les employeurs n’ont pas une visibilité complète sur l’état de mise en œuvre de ces politiques. En effet, il s’avère souvent difficile en pratique de déterminer si une politique de discrimination positive est appliquée ou non. Par exemple, aux États-Unis, ces mesures sont complexes, varient entre États, et, quand bien même ces mesures ne sont pas mises en œuvre par les pouvoirs publics, elles peuvent tout de même être appliquées par des acteurs privés. De ce fait, les décisions de discrimination positive sont prises par des acteurs nombreux et disparates. Ainsi, il est particulièrement difficile aux employeurs d’observer les décisions individuelles. Par conséquent, les pouvoirs publics ont une incitation à négliger l’effet de dévalorisation des acquis de formation qu’introduisent ces mesures, tout en étant persuadés que ces dernières améliorent les performances du groupe cible (argument du rôle modèle à l’appui). Cela crée une situation d’aléa moral, dans laquelle chaque gouvernement choisit sans exception de mettre en œuvre des mesures de discrimination positive et ne se rend pas compte du fait que ces mesures ont pour effet de dévaloriser les diplômes et les avancements professionnels.
(1) Sowell, T. (2005) : Affirmative Action Around the World : An Empirical Study, Yale University Press.
Références
Titre original de l’article : On the Permanent Nature of Affirmative Action Policies
Publié dans : PSE Working Paper N°2021-54
Disponible via : http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3842996
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* Chercheurs PSE
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